La Gestalt-thérapie, cinquante ans plus tard par Jean-Marie ROBINE

Il n’est guère de psychothérapeute qui n’ait eu l’occasion de rencontrer ou de frôler la Gestalt-thérapie au cours de ces dernières décennies. Nombre de ses concepts et de ses propositions ont été assimilés par des praticiens de tous horizons, nombre de ses « techniques », pour le meilleur comme pour le pire, font désormais partie de la panoplie de la majorité des psychothérapeutes, en particulier en groupe, au point que ces techniques se voient souvent confondues avec l’approche elle-même.
Après la psychanalyse, la Gestalt-thérapie est probablement la méthode psychothérapeutique la plus répandue à travers le monde, du Japon au Chili, des pays de l’Est à la Côte d’Ivoire, de la Scandinavie à l’Australie… c’est peut-être aussi l’approche qui fait encore l’objet du plus grand nombre de mécompréhensions ou d’idées fausses. Si elle a été tantôt baptisée « thérapie comportementale », « thérapie humaniste », « thérapie psychocorporelle » ou « émotionnelle », c’est sans doute que ses contours ont laissé ses voisins dans une incertitude face à laquelle il paraît utile aujourd’hui d’esquisser quelques éléments de réponse. L’année 2001 marque le cinquantenaire de la parution du livre fondateur, c’est une bonne occasion pour faire le point. Quelques rappels historiques. L’origine de la Gestalt-thérapie est particulièrement liée à trois personnages et à leurs contributions spécifiques.
Frederick S. Perls, retenu par l’histoire comme fondateur principal, était à l’origine médecin psychiatre, psychanalyste, formé à la psychiatrie aux côtés de Kurt Goldstein dans le Berlin des années 20, et à la psychanalyse par Fenichel, Hélène Deutch, puis W. Reich, entre autres.  Laura Perls, son épouse, docteur en Gestalt-psychologie, (la célèbre « Psychologie de la forme »), a en outre été marquée par les enseignements d’existentialistes juifs (Martin Buber) et protestants (Paul Tillich). Tous deux participèrent activement à l’intense activité culturelle du Berlin des années vingt avec son renouveau en matière de théâtre, de danse, de musique, sous l’influence, entre autres, du Bauhaus.  Contraints de fuir l’Allemagne nazie, ils émigrent en Afrique du Sud où ils fondent l’Institut de Psychanalyse. Ils y publient un premier livre en 1942, « Le moi, la faim et l’agressivité » qui développe une communication prononcée par F. Perls au Congrès de Psychanalyse de Marienbad. Tout en se voulant contribution critique et constructive à l’appareil théorique freudien, ce texte commence à marquer quelques signes de fracture, en intégrant en particulier de nombreuses contributions issues de la Gestalt-psychologie et de l’influence de Reich.
A la fin de la guerre, le couple émigre à nouveau pour New-York à l’invitation de plusieurs grandes figures de la psychanalyse américaine et y implante sa pratique. Le couple y rencontre la troisième grande figure de ce qui deviendra la Gestalt-thérapie : Paul Goodman. Universitaire, auteur de romans et de pièces de théâtre, d’essais sur la philosophie, la société, l’éducation, la littérature ; un « homme de lettres » comme il aimait lui-même se désigner, en référence à la Renaissance. Plus tard, Goodman sera reconnu par la société américaine comme un penseur majeur, le référent des idées neuves véhiculées par le mouvement californien de projet de transformation de la société et de ses valeurs. Ivan Illitch, par exemple, affirmera volontiers qu’il n’aura fait que prolonger l’œuvre de Goodman.  Leur rencontre se concrétisera par la mise en chantier, avec quelques autres collaborateurs, de ce qui deviendra l’ouvrage fondateur « Gestalt-thérapie » publié en 1951. Frederick Perls apporte son expérience clinique, son intégration – parfois sommaire — de penseurs originaux, ses intuitions créatives. Goodman apporte sa solide culture philosophique, phénoménologique, sociologique et psychanalytique. Cet ouvrage (« Gestalt Therapy, Excitment and Growth in Human Personnality »), constitue la base essentielle sur laquelle repose l’édifice de la Gestalt-thérapie. Certes, à la différence d’auteurs comme Freud qui ont élaboré leur approche et leur théorie au fil des années et des publications, nos auteurs ne nous ont livré, ensemble, que ce seul ouvrage et chacun a ensuite poursuivi son chemin séparément. Ce texte comporte donc des limites, des contradictions, des insuffisances mais il constitue incontestablement une approche visionnaire puisqu’il comporte nombre de propositions qui ressemblent étrangement aux avancées les plus récentes en matière de théorie psychothérapeutique, voire même psychanalytique. Quelques repères théoriques Dès les premières lignes de « Gestalt-thérapie », un changement de paradigme est annoncé ; s’il peut sembler un truisme, l’ensemble des propositions qui suivront constituera des déclinaisons des conséquences de cette perspective. L’humain ne peut être abordé séparé de son environnement et le sujet/objet de la psychologie n’est pas à situer dans l’étude de ce qui se « localiserait » à l’intérieur de l’individu mais dans celle des opérations qui articulent l’un à l’autre, à savoir le contact. Se trouve ainsi délocalisée ce que des générations ont appelé « la psyché » et ont en général enfoui dans les profondeurs de l’être. La Gestalt-thérapie signe ainsi très rapidement son lien avec la démarche phénoménologique d’approche de l’ex-sistence (« se tenir au dehors »).  Les opérations de contact représente donc un ensemble d’actions liées à l’environnement : percevoir, se mouvoir, aller vers, agresser, penser, se souvenir, ressentir etc. Par ces actes, un sujet organise des figures, ou plus exactement des rapports entre ce qui se met en figure et ce qui en constitue le fond, ou arrière-plan, ce qu’on appelle une « gestalt ». Une fonction spécifique du champ organisme/environnement qui organise ces relations figure/fond est exactement ce que la Gestalt-thérapie désigne comme « self ». A la différence d’autres systèmes théoriques, le self de la Gestalt-thérapie ne représente pas cette entité d’être, plus ou moins stable, plus ou moins approchante de la notion de sujet. D’abord parce qu’il s’agit d’une fonction du champ et pas seulement de la personne, mais aussi parce que le concept de self, à la différence de celui de « soi », signe l’opération de réflexivité engagée dans tout contact, c’est-à-dire ce qui, de cette opération du contacter, renvoie à l’individuation sans cesse en cours. Ce self est ainsi un processus permanent, du moins lorsque la situation nécessite des ajustements créateurs, et il est d’autant plus présent que le champ est difficile. Fonction éphémère donc, présente lorsqu’est requis un engagement dans la situation, fonction active et passive à la fois, comme dans l’acte de création ou de jeu de l’enfant qui servent de paradigme au fonctionnement du self, oscillant entre spontané et délibéré. C’est ainsi que l’ensemble du dispositif théorique de la Gestalt-thérapie ne peut être appréhendé selon la seule modalité de pensée spatialisante (ou topique), mais que nécessairement la temporalité se trouve au cœur de l’approche gestaltiste, ce qui n’est pas sans générer maintes difficultés liées à la confrontation de siècles et de vocabulaires qui fixent l’expérience.  La théorie de la Gestalt-thérapie propose de différencier, pour le travail thérapeutique de rétablissement des aptitudes à l’ajustement créateur, certaines fonctions partielles du self (ça, moi et personnalité) qui interviendront de façon spécifique dans la séquence de construction et de destruction des gestalts. Là encore, ces fonctions partielles du self, fort peu assimilables à des éléments d’une topique, sont pour l’essentiel mobilisées par la situation, dans le champ de l’ici-maintenant. Elles désignent plus volontiers des moments spécifiques dans le processus.   Evolution de cette théorie Le cœur de cette théorie, qui ne saurait bien entendu se réduire aux quelques lignes ci-dessus, s’il est le fruit de la collaboration de quelques-uns et en particulier de Perls et de Goodman, a évolué au cours des années, pour le meilleur comme pour le pire, ce qui a eu pour effet de diversifier les approches méthodologiques et techniques, et par voie de conséquence de différencier différents courants dans la Gestalt-thérapie.  Pendant quelques années Perls lui-même, avec l’aide de Paul Goodman et de Isadore From, a formé nombre de générations de thérapeutes à Cleveland. Sous l’impulsion de certains pionniers, en particulier de ceux qui sont probablement les plus célèbres aujourd’hui, Erving et Miriam Polster, l’Institut de Cleveland se développe progressivement au prix d’une simplification de la théorisation initiale, en particulier à partir du début des années soixante-dix. La référence à la théorie du self est abandonnée au profit de ce qui peut ressembler à la seule composante « personnalité » du self originel. Elaine Kepner signe un article définissant la Gestalt-thérapie comme « un comportementalisme humaniste ». Zinker place la mise en action (« l’expérimentation ») au centre du dispositif, etc. Et rapidement, l’Institut de Cleveland élargit et transpose l’application de cette approche aux systèmes : couples, familles, organisations, ce qui bien entendu ne peut que confirmer l’abandon de la référence au « self ».  Mais auparavant sur la côte ouest, la Gestalt-thérapie s’est implantée peu à peu, en particulier sous l’influence de Simkin, un étudiant de Perls de la première heure. Puis au milieu des années soixante, comme nous l’avons déjà évoqué, Perls s’installe comme résident à Esalen, ce célèbre grand foyer de créativité en matière de développement personnel, et c’est l’entrée dans l’ère du « développement du potentiel humain ». La Gestalt (qui en cours de route a amputé son nom de la « -thérapie ») connaît alors un essor considérable sous l’influence des démonstrations brillantes et créatives de Perls. Mais la référence à la théorie est abandonnée et laisse volontiers la place aux slogans, et le self originel redevient une sorte d’« entité », fidèle en cela à la tradition philosophique et psychanalytique américaine. A mes yeux, le caractère novateur, visionnaire même, si on considère l’évolution de la pensée occidentale dans les décennies qui suivront, est quasiment abandonné. La réflexion théorique régresse au profit de l’usage de techniques (le « hot seat », la chaise vide, le dialogue des polarités, l’utilisation du psychodrame, l’amplification…) qui font revenir massivement le travail thérapeutique à sa dimension intrapsychique.  Pendant ce temps, à New-York, Paul Goodman (pendant une dizaine d’années), Laura Perls, Isadore From et quelques autres poursuivaient dans l’ombre l’approfondissement des propositions initiales et développaient théorie et clinique enracinées dans la théorie du self.  Après la mort de Perls, en 1970, les besoins d’avancées théoriques et pratiques se font sentir et la diversification des choix s’amplifie. Un nombre important de Gestalt-thérapeutes, dans l’ignorance totale de la théorie fondatrice, déplore que « la Gestalt-thérapie ne dispose pas de théorie » (sic) et va donc la chercher ailleurs : chez Jung, chez Kohut ou Fairbairn, chez les tenants de la psychanalyse des relations d’objet, dans l’Analyse Transactionnelle ou autres… parfois pour tenter une combinaison des approches, parfois en désertant tout simplement la Gestalt-thérapie après quelque temps.  D’autres se veulent plus fidèles aux propositions initiales et intensifient certaines composantes de la théorie de Perls et Goodman, par exemple en accentuant la dimension dialogale de la rencontre thérapeutique. La notion de « relation » se substitue progressivement à celle de « contact », et l’influence de la philosophie de Martin Buber, puis plus tard de la psychanalyse intersubjective américaine s’y fait sentir.  D’autres enfin, après un retour aux sources, se réapproprient les propositions initiales pour les développer, en radicaliser certaines et en édulcorer d’autres, et les réactualiser à la lumière des développements contemporains en matière de philosophie, d’épistémologie ou d’herméneutique, et de clinique. Cette orientation, dans laquelle je me situe avec mes collègues de l’Institut Français de Gestalt-thérapie, amène à opérer non seulement un ré-enracinement des concepts dans leur fond culturel, mais à occuper une position critique par rapport à nombre d’excroissances ultérieures, construites parfois sans cohérence aucune avec les idées maîtresses qui définissent la Gestalt-thérapie. Evolution des pratiques Pratiques ou techniques ? Il a souvent été avancé qu’en matière de psychothérapie le terme de « technique » devait être considéré comme inapproprié. En effet la « technique » implique une reproductibilité puisqu’elle est fondée sur une prévisibilité des effets. Il est incontestable qu’en matière de Gestalt-thérapie, comme dans d’autres approches thérapeutiques d’ailleurs, certains praticiens peuvent être considérés comme des utilisateurs de « techniques », d’une caisse à outils semblable à celle que transportent les plombiers ou autres mécaniciens réparateurs. Dans cette conception de la thérapie, la mise en action, les exercices remplacent la lente survenue, la difficile construction d’une forme, qui trouverait l’essentiel de ses racines en dehors des normes et projets du thérapeute. Ces « techniques » ou « exercices », la plupart du temps empruntés au psychodrame ou à des techniques corporelles, en sont même venues, pour certains, à constituer des signes de reconnaissance de la « Gestalt » : l’amplification, le monodrame, parler à un coussin ou le frapper…  On se gargarise de « corps » et de « holisme » en abordant le corps comme entité sans même se rendre compte qu’on le sépare, le morcelle, et le fait travailler selon les mêmes principes que ceux qui régissent les salles de musculation…  L’accumulation de techniques n’a jamais remplacé une méthodologie cohérente, quelle qu’elle soit. Le Gestalt-thérapeute doit, comme tout psychothérapeute, faire le choix de sa posture. Il peut, implicitement ou explicitement, transposer le modèle médical et se positionner comme expert, expert de la psyché, expert du fonctionnement humain et de sa mise à jour (ou mise en conscience). Il peut aussi, sans doute au fil d’une maturation exigeante, tenter de se déprendre de cette position de maîtrise et de savoir pour entrer de plain-pied dans une « pratique de la situation ». Si la psychothérapie est un mode spécifique comparable à aucun autre, ce n’est pas en référence prioritaire à un savoir constitué que la posture de ses praticiens pourra se définir. Comme le disait en substance W. Bion, peu de gens peuvent comprendre les exigences (en particulier en termes de formation et de travail sur soi) que peut représenter la simple capacité de se tenir face à un autre pendant 50 minutes ! On est alors loin de la psychothérapie considérée comme une « psychologie appliquée ». Le Gestalt-thérapeute (ou « Gestalt-analyste » comme les fondateurs préconisaient de le nommer, à l’origine) accompagne le cours de la présence. Il contribue à la construction de figures à partir des matériaux que le client apporte ou vit dans l’ici et maintenant de son expérience. En s’appuyant sur l’explicitation ou le dépli de l’expérience chers aux phénoménologues, il permet l’intensification de la conscience immédiate et intégrative, la mise à jour des flexions du contacter, c’est-à-dire des interruptions momentanées de l’ajustement créateur au profit de routines, de fixations et autres amputations du contact dans l’expérience en cours, dans la situation co-créée.  Un mot en passant de « l’ici-maintenant » devenu slogan de générations de gestaltistes et, par extension, de praticiens « humanistes ». Il ne s’agit en aucun cas d’une injonction faite (ou à faire) au client, d’une règle qui lui serait communiquée, ouvertement ou non, et qui signerait une sorte de désintérêt du thérapeute pour ce qui relève du passé ou du futur. L’ici-maintenant est une forme de conscience et d’attention du thérapeute à ce qui se déploie dans la situation, au « comment » ce qui est dit est dit, ce qui est agi est agi. Isadore From, membre du groupe fondateur de la Gestalt-thérapie et mon formateur majeur, aimait à souligner que ce que nous appelons « ici-maintenant » n’est sans doute pas très différent de ce que les analystes appellent « transfert ». Le paysage français C’est surtout à partir du début des années 80 que les Institutions de Gestalt-thérapie ont commencé à se constituer en France : premiers Instituts, premières sociétés, premières formations franco-françaises. Une centaine d’étudiants entreprennent chaque année de se former à cette approche.  Après une quinzaine d’années pendant lesquelles, malgré de multiples tensions, la cohabitation et la construction commune a pu se réaliser au sein de la Société Française de Gestalt, de graves désaccords éthiques ont fait exploser cette société il y a 5/6 ans et, de là, s’est créé le Collège de Gestalt-thérapie qui rassemble des Gestalt-thérapeutes de toutes formations initiales qui se reconnaissent dans un certain nombre de propositions fondamentales, tant théoriques qu’éthiques et méthodologies. Le Collège qui s’est consacré depuis son origine en particulier à l’agrément des Gestalt-thérapeutes, à la promotion des travaux de réflexion au travers des Collégiales annuelles et de la publication des Cahiers de Gestalt-thérapie, s’ouvre depuis peu aux Institutions, à l’agrément des formations et par là à un accompagnement plus soutenant encore aux étudiants et jeunes professionnels.  Si la Gestalt-thérapie, il y a plus de cinquante ans, a su élaborer une approche intégrée à partir de sources complémentaires telles que les psychanalyses, la phénoménologie, la Gestalt-Psychologie, l’existentialisme, la théorie du champ (pour ne citer que les courants majeurs), il n’en reste pas moins qu’un énorme chantier reste ouvert pour prendre en compte les avancées épistémologiques de la 2ème moitié du XX° siècle, les progrès de la clinique, et intensifier la cohérence de l’ensemble de l’édifice. A ce titre, la Gestalt-thérapie française est internationalement reconnue pour occuper une place majeure dans la poursuite de cette construction et le dialogue entre ses divers courants comme avec les autres approches et les autres épistémologies est largement ouvert.

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